top of page

               Figurez-vous donc que, chaque matin, lorsque je viens à peine de m’éveiller et que, comme tout un chacun, je me présente dans la salle de bains afin d’y procéder à de menues ablutions, figurez-vous, disais-je, que, dans le miroir, en face de moi, se trouve un homme. Et cet homme, je ne le connais en aucune manière : il s’agit d’un parfait inconnu, un étranger. Par ailleurs, il s’agit de quelqu’un de parfaitement banal, ni beau ni laid, ni sympathique ni antipathique, ni plaisant ni disgracié ; quelqu’un qui possède environ mon âge, du moins autant que j’en puisse juger, et qui est vêtu, exactement comme moi, d’un peignoir de couleur vert anis. Cet homme est là, en face de moi, toujours le même.

Au demeurant, comme vous pouvez sans peine l’imaginer, j’ai fini par m’habituer à lui ; le même homme, face à soi, tous les matins, on finit par s’y faire, c’est bien certain.

                                         (En attendant Mo)

            Sid :

Les filles apprennent pas…

            Luc :

Tu n’as pas appris, toi, Régine ?

            Régine :

Je ne sais pas. Honnêtement, je n’en sais rien. Peut-être mais en même temps, ça me paraît tellement naturel…

             Luc :

Naturel ? Qu’est-ce qu’il y a de naturel dans ce que font les femmes ? Se passer les ongles au vernis incolore, c’est naturel, tu crois ? Se peigner les cheveux, contrôler sa coiffure, domestiquer les mèches, parce qu’une femme doit avoir les cheveux longs mais sages, c’est naturel ? Utiliser une crème dépilatoire pour les jambes, tu penses que c’est naturel ? Et porter les tons à la mode ? Et choisir des couleurs voyantes ?

              Sid :

Et ça te gênait pas ?

              Luc :

Pourquoi ça m’aurait gêné ? J’étais une fille : je devais me comporter en fille.

              Sid :

Je sais pas. Je pourrais pas, moi…

               Régine :

Mais tu es un homme, justement !

              Luc :

il y avait des choses qui me gênaient. Je me souviens, par exemple, que ma grand-mère m’avait acheté un manteau. Un manteau en imitation de fourrure de léopard ! Une horreur ! C’était moche à pleurer ! Ma grand-mère était persuadée que la fourrure était le signe extérieur de la féminité. Si elle avait pu, elle m’aurait offert une vraie fourrure. A défaut, elle m’avait offert cette imitation hideuse. Je crois que même une très jolie fille aurait paru ridicule dans ce manteau. Alors, moi ! J’avais seize ans, j’étais pas très jolie, pas très féminine, pas de formes, et je me trimballais dans cette espèce de carapace de féminité caricaturale ! De quoi vomir ! Je me souviens que j’ai eu droit à des tonnes de surnoms infamants. On se foutait de moi, tout le temps. Longtemps après, j’ai pensé que c’était une sorte de tunique de Nessus…

(Il était une femme)

                         Médicis :

 

                    Aujourd’hui, pour moi, c’est un jour de fête. Tu comprends ? un vrai jour de fête. Mon cœur se réjouit, mon cœur est fou. Et c’est grâce à toi. Tu vois ? bien sûr c’est parce que je vais pouvoir parler. Je vais pouvoir partager ma douleur et ma peine. Bien sûr. Je pourrai maintenant te confier mes peurs, et mes questions. Même si tu ne peux rien y faire, à mes peurs. Même si tu ne peux pas vraiment répondre à mes questions. Au moins, tu les accueilleras. C’est déjà beaucoup. Et en échange, moi, je prendrai connaissance de toi, de tes peurs, et de tes questions. Pareil. A mon tour, je ne pourrai rien pour toi, je ne pourrai rien faire à tes peurs, et je ne pourrai pas non plus répondre à tes questions. Mais je les accueillerai. On appelle cela un échange. On échangera. Le poids que l’on partage est moins lourd à porter, même si, au fond, il est double. Puisqu’on est deux. Et ce n’est pas tout. Non, ce n’est pas tout. Tu vas également me permettre de vivre ma solitude. De la vivre et de l’assumer. Parce que, tu vois, on n’est pas vraiment seul quand on est seul. Pour constater vraiment que l’on est seul, il faut un autre. La solitude, c’est comme le courage, ça ne s’éprouve qu’en présence d’un autre. Ça n’existe que dans le partage. Je dis à un autre que je suis seul, et parce que je le dis, je m’éprouve solitaire…

 

 

(Voyage au ventre de la bête)

bottom of page